jeudi 26 avril 2012

Maximilian Pirner, peintre décadent tchèque

Maximilian Pirner est né en février 1854 à Schüttenhofen (aujourd'hui Susice) en Bohème, à 6à km au sud de Pilsen. Il étudie la peinture à l'Académie de Prague puis à l'Académie de Vienne. Il reste dans cette ville jusqu'en 1887.


Photographie de Maximilian Pirner en 1880.


L'atelier de Pirner en 1886.


Une de ses premières toiles connus est la représentation d'une somnambule se déplaçant sur une corniche non loin d'un fenêtre. Le thème du somnambulisme est un classique de la peinture romantique puis de la peinture symboliste. 

Jacob Heinrich Füssli (1741-1825). Lady Macbeth
somnambule. Huile sur toile, 1781-1784.


John Everett Millais. La somnambule. Huile sur toile, 1871.


Dans une Vienne agitée d'idées contraires sur la psychologie et la conscience (voire les travaux d'Ernst Mach, 1838-1916), il n'est pas surprenant que le jeune Pirner se soit intéressé à ce phénomène. Curieusement, les lumières et la facture de la toile de Pirner sont plus proche Füssli que de Millais.

Maximilian Pirner. La somnambule. Huile sur toile, 1878.


En 1879, il propose un projet de décoration très convenue pour le plafond du Théâtre National de Prague alors en pleine construction (1867-1881).

Projet pour la galerie du Théâtre National. Aquarelle, 1879.


En 1884, il est titulaire de la Médaille Impériale pour son cycle de pastels, L'Amour d'un démon. Derrière l'aspect anodin de cette scène d'amour, il y a quelque chose d'inquiétant, de mortifère. Il y a presque une annonce lointaine du Surréalisme.

En plein sang, l'Amour d'un démon V. Pastel, 1883-1884.


En 1887, il rentre à Prague et devient professeur sans chaire à l'Académie, la même année. Il obtiendra une chaire en 1896. La même année, il réalise un diptyque, deux esquisses qui annoncent ses œuvres futures, La Folie, la haine et la mort et L'Amour la pensée et la vie.

La Folie, la haine et la mort et L'Amour, la pensée et la vie
Deux esquisses à l'huile, 1886-1887.


Il peint en 1889, la Tentation de St-Jérôme dont la pulpeuse nue n'est pas sans rappeler la Tentation de St-Antoine de Rops.

Tentation de St-Jérôme. Huile sur toile, 1889.


On le voit, la peinture de Pirner est parcouru de tensions, pulsions de vie et pulsions de mort, attachement à un certain Académisme et intérêt croissant pour le Symbolisme. C'est ce qui explique qu'à cette période il subit une crise d'inspiration qu'il va résoudre en travaillant à un grand tableau Finis, qui exprime toutes les angoisses de cette fin de siècle.

Finis (La fin de toute chose). Huile sur toile, 1887-1893.


Finis. Détail. Huile sur toile.


D'autres œuvres de Pirner illustrent cette tendance à  un symbolisme exacerbé. C'est le cas de la série consacrée aux Mésalliances mythologiques.

Mésalliances mythologiques. Huiles sur toile. Vers 1890.




Dans sa représentation d'Hécate, la forme obscure de la lune, Pirner opte pour une divinité à trois corps et trois têtes portant un poignard, une clé et un flambeau marquant son caractère infernal. C'est une représentation assez classique. De ce point de vue Pirner se rapproche de Von Stück.

Hekate. Pastel. 1901.


Plus que chez beaucoup d'autres peintres de cette époque, et c'est en cela qu'il est un artiste intéressant, chez Pirner il y a une dualité constante entre des œuvres assez décoratives, soit très influencées par l'Art Nouveau, soit carrément néo-classiques, et des toiles d'un symbolisme morbide.

Légende tchèque. Huile sur toile, 1895-1898.


Couverture de la revue Ver Sacrum. Octobre 1899.

La revue Ver Sacrum (Printemps Sacré) avait été fondé en 1898 par Gustav Klimt. Elle durera jusqu'en 1903. Les plus grands artistes de la Sécession Viennoise interviendront dans cette revue. La présence d'une couverture de Pirner pour cette prestigieuse revue atteste de l'importance de l'artiste dans le mouvement.



En l'honneur de Dionysos. Aquarelle et gouache.


Jupiter et Jehova. Gouache.


En 1895, Pirner exécute un dessin tout à fait étonnant dont le sujet est Mère Nature. On y voit des petits personnages distordus s'accrocher à un corps de femme dont on n'aperçoit qu'un bras et un sein. Ce dessin annonce avec 20 ans d'avance les extraordinaires productions d'Alfred Kubin.

Mamma Naturae. Dessin. 1895.


En 1901, il donne le projet pour un vitrail tout aussi étonnant qui a pour titre Homo homini lupus (L'homme est un loup pour l'homme). Dans les tons de verts, on voit des animaux et des créatures simiesques crucifier une créature, à la fois femme ailée et faunesse. Il est difficile d'interpréter cette œuvre sinon comme une revanche des animaux sur l'esclavage que leur fait subir l'homme.

Homo homini lupus. Projet pour un vitrail. Aquarelle, 1901.


Dans son pastel de 1903, au travers d'une allégorie du ruisseau, Pirner traite, à l'évidence, un tout autre sujet, celui de l'amour saphique, un thème souvent traité dans ces années. Il est évident que la baigneuse (personnage du haut) et le ruisseau (la femme au cheveu blanc), sont dans des attitudes sans équivoque possible. Cependant, Pirner, à l'opposé d'un Georges de Feure par exemple, ne prend aucune position morale.

Le ruisseau. Pastel. 1903.


Au cours de sa carrière d'enseignant aux Beaux-Arts de Prague, il aura comme élèves la plupart des peintres importants des générations suivantes. Il meurt à Prague en 1929.


mardi 24 avril 2012

Lucien Lévy-Dhurmer, peintre et céramiste symboliste

Lucien Lévy (plus tard Lévy-Dhurmer) est né à Alger en 1865. Il entre à l'école communale supérieure de dessin et de sculpture du 11ème arrondissement de Paris en 1879. Il participe à sa première exposition en 1882, à l'âge de 17 ans. Elève brillant mais pauvre, il travaille comme lithographe puis de 1887 à 1895 comme céramiste chez Clément Massier (1844-1917) à Golf-Juan.
Les Massier sont une véritable dynastie de la céramique de la région de Vallauris. Je reviendrai sur ces artistes. Entre 1887 et 1892, Levy-Dhurmer fait des recherches sur les faïences à reflets métalliques. A partir de 1892, il devient directeur artistique de la manufacture. Il signe les pièces conjointement avec Clément Massier.


Lévy-Dhurmer. Vase Vagues et poissons. 
Faïence à reflets métalliques.



Lévy-Dhurmer. Cache-pot à décor floral. 
Faïence à reflets métalliques.


Lévy-Dhurmer. Vide-poche. Faïence à reflets métalliques.


Lévy-Dhurmer. Vase à décor végétal. Faïence.


Lévy-Dhurmer. Vase à décor d'iris. Faïence.


Lévy-Dhurmer. Coupe aux chauves-souris. 
Faïence à reflets métalliques.


Lévy-Dhurmer et Massier. Pied de lampe. Faïence à 
reflets métalliques et bronze doré.


Lévy-Dhurmer et Massier. jardinière à décor de feuilles et 
de hannetons. Faïence à reflets métalliques et 
bronze doré et patiné.


Pour autant, Levy-Dhurmer n'abandonne pas la pratique de la peinture. En 1894, il participe à une exposition baptisée, Peintres de l'âme, où est réunie la fine fleur de la peinture symboliste, Aman-Jean, Alphonse Osbert, Alexandre Séon ou Carlos Schwabe. Sa technique favorite est le pastel.
C'est pendant la décennie 1890-1900 que le peintre produit l'essentiel de son œuvre. Comme beaucoup de peintres symbolistes, il ne saura pas suivre le courant de l'art et se survivra pendant les cinquante ans qui lui restent à vivre.
Il rentre à Paris en 1895 et fait la connaissance de l'écrivain flamand d'expression française Georges Rodenbach (1855-1898) dont le roman Bruges la Morte a été un succès éblouissant. Malgré le fait que Rodenbach habite à Paris depuis plusieurs années, Lévy-Dhurmer le portraitise devant un panorama de la ville de Bruges. Ce portrait est, sans aucun doute, une des plus belles réussites du peintre.

Portrait de Georges Rodenbach. Pastel, 1895.


Même si le portrait et la figure symbolique correspond à l'essentiel de son activité à cette époque, il exécute aussi des paysages qui ne sont pas sans rappeler Monet par leur caractère vaporeux.

Le grand canal de Venise. Pastel, 1895.


Feu d'artifice à Venise. Pastel.


C'est Rodenbach qui lui permet d'organiser sa première exposition monographique en 1896 à Paris. Outre le portrait de Rodenbach, il y expose des pastels et des peintures qui restent parmi ses œuvres les plus connues.

Silence. Pastel, 1895.

Cette œuvre est inspirée d'une sculpture éponyme d'Antoine-Augustin Préault (1809-1879) qu'on peut voir sur la tombe de Jacob Roblès au cimetière du Père-Lachaise.



Eve. Pastel, 1896.


La bourrasque. Pastel, 1896.


Mystère ou la femme au médaillon. Pastel et 
réhauts d'or, 1896.


Lors de cette exposition, Lévy-Dhurmer fait la connaissance du Sar Péladan qui apprécie beaucoup ses œuvres. Le grand prêtre de la Rose+croix esthétique lui écrit : vous savez certainement, Monsieur, quel est le caractère esthétique de la Rose+Croix ; vous n'aurez donc qu'à m'écrire en février et j'irai inviter vos œuvres chez vous. Cordialités. Sar Péladan.
Lévy Dhurmer ne donne pas suite à cet appel du pied. En revanche, par l'entremise de Rodenbach, il fait la connaissance de Pierre Loti.
Louis Marie Julien Viaud dit Pierre Loti (1850-1923) est alors au sommet de sa gloire. Il a écrit la majorité de ses romans comme Mon frère Yves (1883), Pêcheur d'Islande (1886) ou Madame Chrysanthème (1887). Il a été élu à l'Académie française en 1892 contre Emile Zola.
Pour le portrait de Loti, Lévy-Dhurmer reprend la même composition que pour le portrait de Rodenbach, Mettant en scène Loti devant un panorama d'Istanbul. On sait quelle affection liait Loti à la Turquie. Son premier roman Aziyadé (1879) racontait les amours clandestines d'une jeune circassienne appartenant à un harem et d'un officier de marine. Le livre eut un énorme succès et propulsa le jeune Loti sur le devant de la scène. En 1892, dans Fantôme d'Orient, il racontera sa recherche de la belle, à son retour à Istanbul. C'est là qu'il apprendra sa mort. Selon de nombreux témoignages, la belle circassienne aurait été en réalité un homme et beaucoup de ses contemporains affirmaient que Loti était homosexuel. Il reviendra encore sur la Turquie à la veille de la Première Guerre Mondiale dans son essai, La Turquie Agonisante.

Portrait de Pierre Loti. Pastel, 1896.


A la différence du portrait de Rodenbach, le peintre vêt Loti d'une tenue inspirée des habits ottomans, gilet de couleur et  chemise à col ouvert. On remarquera que les yeux sont soulignés d'un trait de khôl, comme c'était souvent l'habitude chez les homosexuels de l'époque comme Jean Lorrain Quoiqu'il en soit, Le portrait enthousiasma Loti qui écrivit à Lévy Dhurmer : je me suis reproché tant de fois de ne pas vous avoir assez remercié d'avoir fait de moi la seule image qui restera.
A partir de 1897, Lévy-Dhurmer va beaucoup voyager en Europe, en Turquie et en Afrique du Nord. Il en rapportera de nombreux croquis qu'il utilisera pour ses toiles et ses pastels.
Il est incontestable que la figure féminine attire davantage Lévy-Dhurmer que la figure masculine. La majorité des femmes qu'il représente sont éthérés et sont très influencés par le Préraphaélisme et plus spécifiquement Burnes-Jones.
En 1897, il réalise un de ses plus beaux pastels, Méduse ou Vagues furieuse. Contrairement à la majorité des peintres, il ne représente pas la Gorgone couronnée avec une chevelure de serpents mais avec une chevelure d'algues et de coraux et une visage et un corps couleur d'eau. Le peintre contracte ainsi et la légende et la zoologie.

Méduse ou Vagues furieuses. Pastel, 1897.


Levy-Dhurmer exécute aussi toute une série de pastels, dans les teintes brunes et orangées, consacrés à l'automne, reprenant, en particulier, le thème de la bourrasque mais dans des version plus légères que la précédente.

Automne. Pastel.


La Fiancée de l'automne. Pastel.


Bourrasque. Pastel, 1897.


Un autre pastel, inachevé, est particulièrement remarquable, même en l'état, La Sorcière, élaboré en 1897. Si tous le ingrédients de la sorcellerie sont présents, la chauve-souris, le chat noir, le lézard et le serpent, le visage garde sa grâce léonardesque.

La Sorcière. Pastel, 1897.


Lors de son  premier grand voyage, il part en Italie comme tous les artistes de cette période. Son art prend alors une tournure plus classique, influencé par les grands maîtres de la Renaissance, particulièrement Raphaël.

Florence. Pastel, 1898.


Portrait de jeune fille. Pastel.


De ses voyages en Afrique du Nord, il rapporte de nombreux tableaux, dont Le Marocain ou le Fanatique en 1900 et les Aveugles à Tanger l'année suivante.

Le Marocain ou le fanatique. Huile sur toile, 1900.


Aveugles à Tanger. Pastel, 1901.


La figure tragique d'Ophélie est un des sujets favoris des symbolistes à la suite des préraphaélites, notamment de John Everett Millais. Lévy Dhurmer y revient à plusieurs reprise. La première version de 1900 est classique, voire même convenue. Le portrait est celui de l'actrice Suzanne Reichenberg (1853-1924) interprétant l'adaptation qu'avaient fait Alexandre Dumas et Paul Meurice de l'Hamlet de Shakespeare en 1847. Le second est sans doute plus tardif (non daté). C'est un étonnant double portrait comme si l'âme de la pauvre Ophélie, noyée dans la Seine (on aperçoit Notre-Dame) quittait son enveloppe terrestre.

Ophélie. L'actrice Suzanne Reichenberg dans Hamlet de 
Dumas. Pastel. 1900.


Deux jeunes filles en une seule. Pastel.


Dans ses paysages, Lévy-Dhurmer va de plus en plus privilégier les teintes sombres et particulièrement les violets et les bleus.

Bruges. Effet de neige. Pastel, 1900.


Dolomites. Pastel, après 1900.


Lévy-Dhurmer était passionné par la musique. Grand ami de de Debussy, il a donné plusieurs œuvres inspiré par la musique notamment le Prélude à l'Après-midi d'un faune (1892).

Après-midi d'un Faune. Pastel.


Le compositeur dont Levy-Dhurmer s'est surtout inspiré est Ludwig van Beethoven. Il consacre deux tableaux à la sonate n°14 dite Au clair de lune.

Sonate au clair de lune. Pastel.


Harmonie en bleu. Variation sur la Sonate 
au clair de lune. Pastel, 1906.


En 1906, il consacre un triptyque au pastel à dominante rouge, de nouveau, à Beethoven.

Tryptique Beethoven. Pastel, 1906.


Hymne à la joie. Pastel, 1906.


Masque de Beethoven. Pastel, 1906.


Appassionata. Pastel, 1906.


Pour autant, l'artiste n'en a pas fini avec le compositeur de l'Hymne à la joie. Il consacre un autre panneau à la 7ème symphonie, Apothéose de la danse, et un autre tryptique.

La 7ème symphonie. Pastel.


Marche héroïque. Pastel et crayon sur papier gris.


Masque de Beethoven. Pastel et crayon sur papier gris.


Marche funèbre. Pastel et crayon sur papier gris.


Vers 1910, Lévy-Dhurmer réalise le magnifique portrait de Mademoiselle Carlier connu aussi sous le nom de la Femme au turban

Portrait de Mademoiselle Carlier. Pastel, vers 1910.


En 1910, L'artiste reçoit de la part  d'Auguste Rateau la commande de la décoration totale de son hôtel particulier.
Auguste Rateau (1863-1930) est un ingénieur polytechnicien qui va devenir un industriel important dans le domaine des ventilateurs et des turbines. Son invention du turbo-compresseur lui apporte la fortune. Dès 1896, il invente des lunettes permettant le visionnage de films en 3D. Il sera membre de l'Académie des sciences. Fils de l'architecte Auguste Rateau (1839-1917) qui a construit de nombreux édifices à Royan, l'ingénieur est lui aussi passionné par l'architecture. Il donne donc carte blanche à Lévy-Dhurmer pour décorer sa maison.
La salle à manger aux glycines a été installée entre 1910 et 1914. Elle est actuellement conservée au Metropolitan Museum de New-York. Le décor s'organise autour des panneaux de pastel japonisants représentant des jardins peuplés d'oiseux et de fleurs dont le motif unificateur est une guirlande de glycines. Ce décor est repris dans l'encadrement de bois sculpté par l'ébeniste et sculpteur suisse Edouard Louis Collet (1876-1961) à qui l'on doit aussi quelques statues comme son Nocturne en bronze.

Edouard Louis Collet. Nocturne. Bronze à 
plusieurs patines.


Salle à manger aux Glycines. Vues générales.







L'ensemble du mobilier est aussi de Edouard Louis Collet sur des dessins de Lévy-Dhurmer. Le foyer de la cheminée et les bronzes ont été réalisés par le dinandier et sculpteur Jean Dunand (1877-1942). 

Détail de la cheminée.


Les luminaires sont exécutés par la maison Falize frères (André, 1872-1936; Jean, 1874-1943; Pierre, 1875-1953).

Un des panneaux peints par Lévy-Dhurmer.


Il reste aussi un canapé au Musée d'Orsay, provenant de l'hôtel particulier de Rateau, dessiné par Lévy-Dhurmer et réalisé par Collet.


Durant la suite de sa carrière, Lévy Dhurmer va faire un certain nombre de portraits mais surtout représenter des scènes de l'Afrique du Nord, rejoignant la tradition orientaliste. L'art de Lévy-Dhurmer reste figé dans le style d'avant la guerre de 14. Il va devenir même moins audacieux que dans ses pastels des années 1890-1900.

Photographies de Lévy-Dhurmer vers 1920.


Autoportrait. Pastel, vers 1925.


Beautés de Marrakech. Pastel, 1930.


Il meurt au Vésinet en 1953, très vieux et presque oublié, comme tant d'artistes ayant marqué la période de l'Art Nouveau