vendredi 4 mai 2012

Un musicien solitaire, Albéric Magnard

Albéric Magnard est encore aujourd'hui ignoré de beaucoup  de mélomanes, alors qu'il fut un des plus grands compositeurs français de cette époque, aussi important qu'un Ravel ou qu'un Fauré. Plus qu'aucun autre musicien français, il est un passage obligé entre la musique du XIXème siècle et celle du XXème, entre Wagner et Stravinsky.
Il faut bien reconnaître que cet homme réservé, austère et entier a tout fait pour ne pas être célèbre y compris ne pratiquement jamais être photographié ou portraituré alors qu'on possède des centaines de portraits de Debussy, Ravel ou Satie.
Lucien Denis Gabriel Albéric Magnard est né à Paris en 1865. Il est donc un contemporain de Debussy tout en ayant une esthétique totalement opposée. Fils du rédacteur en chef du Figaro, il détestait qu'on lui rappelle ses origines bourgeoises et a tout fait pour ne parvenir que par sa propre valeur. Une phrase de lui résume bien son état d'esprit : L'artiste qui ne puise pas sa force dans l'abnégation est ou près de sa mort ou près du déshonneur. Bref, une personnalité certainement pas très boute-en-train mais impressionnante. Toute sa vie et sa mort montreront ce courage et ce sens de l'honneur.

Photographie d'Albéric Magnard vers l'âge de 4 ou 5 ans.


Orphelin de mère très jeune (celle-ci, atteinte de troubles mentaux, s'est défenestrée), il commence par faire des études de droit. C'est une représentation de Tristan et Isolde de Wagner lors du Festival de Bayreuth en 1886, qui le décide a faire une carrière musicale. C'est la grande soprano wagnérienne Rosa Sucher (1849-1927) qui interprétait cette année-là le rôle d'Isolde.

Rosa Sucher interprétant le rôle d'Isolde à 
Bayreuth en 1886.


Il rejoint ainsi le régiment des wagnéristes français qui eurent même leur publication, la Revue Wagnérienne de 1885 à 1888. Au conservatoire, il est élève de Jules Massenet et de Théodore Dubois qui n'étaient pas les musiciens les plus audacieux de l'époque. Il rencontre alors, celui qui deviendra son grand ami, le compositeur breton Joseph-Guy Ropartz (1864-1955). C'est surtout le soutient et l'amitié de Vincent d'Indy qui lui donnera des cours pendant 4 ans. Pourtant on ne peut imaginer deux personnalités plus opposées.
Le comte Paul Marie Théodore Vincent d'Indy (1851-1931) est une grande figure de la musique française. Wagnérien, élève de César Franck, il a créé avec d'autres musiciens une école privée la Schola Cantorum qui prône le retour à la tradition du grégorien et de la musique de Palestrina. Cette école aura un impact très important sur la musique française du XXème siècle par son retour à une musique contrapuntique s'opposant à l'écriture d'un Debussy qui détestait la fugue ou le contrepoint.
Vincent d'Indy, authentiquement, noble est réactionnaire, antirépublicain, nationaliste frénétique et par dessus tout d'un antisémitisme absolu. Il est résolument antidreyfusard, niant aux juifs toute capacité de création, antisocialiste et antiféministe. 

Photographie de Vincent d'Indy à l'époque ou 
il rencontre Albéric Magnard.


Pour autant, d'Indy accueillera sans problème, des juifs, comme Roland-Manuel, dans sa classe de la Schola et dirigera souvent Debussy à l'étranger. Alors que sa musique était oubliée depuis 50 ans, elle revient aujourd'hui à la mode. Pourtant, c'est sans aucun doute en écoutant sa très longuette deuxième symphonie en si bémol, que Debussy avait parlé de laboratoire du vide. Cependant, une œuvre est restée au programme, la Symphonie sur un chant montagnard français pour piano et orchestre (1886), dont le final Animé est tout à fait roboratif.

N'ayant pas les informations concernant l'enregistrement, je
suppose qu'il s'agit peut-être de celui d'Aldo Ciccolini au
piano et Serge Baudo à la direction.


De d'Indy, Magnard gardera un sens de la construction et une grande sensibilité au rythme. Pendant cette période, Magnard est très souvent au concert. Il voyage en Hollande, en Allemagne et surtout en Belgique avec laquelle il noue des liens étroits. Il rédige aussi des articles pour le Figaro. Il écrit sa première symphonie en 1889-1890. L'écoute du premier mouvement montre une grande ressemblance avec la symphonie en si bémol d'Ernest Chausson (1855-1899), un des très grands compositeurs de l'école franckiste mais aussi de la symphonie en ré mineur de Franck.

Symphonie n°1 en ut mineur op. 4. 1er mouvement
Strepitoso. Orchestre du Capitole de Toulouse. 
Direction, Michel Plasson.


En 1896, Magnard épouse Julie Creton qui lui donnera deux filles Eve en 1901 et Ondine en 1904. Elle est fille d'un couple de paysans très pauvres et a déjà un enfant, René, issu d'une relation sans lendemain. Le compositeur fait montre de toute son indépendance d'esprit en épousant une "fille-mère" (comme on disait à l'époque), dépourvue d'argent et d'un milieu social totalement différent. Magnard élèvera cet enfant comme son propre fils et le couple aura une vie très heureuse.

Photographie de Julie Magnard vers 1903.


Passionné de peinture, il n'apprécie guère l'Impressionnisme, mais est un très grand ami d'Emile Gallé. Farouche défenseur de l'initiative personnelle, il rejette toute forme de syndicalisme. En même temps, il est très en avance sur son temps quant aux droits de la femme. Il écrit en 1900 : La question des droits de la femme prime tout dans l'évolution sociale… Les plaies immondes de notre société, le militarisme, l'alcoolisme, la prostitution ne pourront s'atténuer et disparaître que par la volonté des femmes et la volonté des femmes ne comptera guère tant qu'elles n'auront pas les même droit civils que nous et nos droits politiques.
Entre 1895 et 1896, il compose sa troisième symphonie inspirée par l'Auvergne et baptisée parfois Bucolique. Le mouvement le plus célèbre est le troisième, sous-titré Danses. Sans jamais aucune citation folklorique, Magnard, par la rythmique et l'orchestration créée une évocation de musique populaire. Cette musique est sans équivalent dans l'art français de cette époque. A sa création en 1899, cette symphonie est saluée par le sévère Paul Dukas (1865-1935). Cette même année, il commence à enseigner le contrepoint à la Schola Cantorum.

Symphonie n° 3 op 11 en si bémol mineur. Danses : très vif. Orchestre du Capitole de Toulouse. 
Direction, Michel Plasson.


En 1898, Zola publie son célèbre J'accuse. Magnard lui envoie immédiatement son soutien par une lettre exemplaire et vigoureuse : Bravo Monsieur, vous êtes un crâne ! en vous l'homme vaut l'artiste. Votre courage est une consolation pour les esprits indépendants. Il y a donc encore des français qui préfère la justice à leur tranquillité, qui ne tremble pas à l'idée d'une guerre étrangère, qui ne se sont pas aplatis devant ce sinistre hibou de Drumont et ce vieux polichinelle de Rochefort. Marchez, vous n'êtes pas seul. On se fera tuer au besoin.
Il signe ensuite de nombreuses pétitions pour la révision du procès. Lorsque Dreyfus est gracié par le président Emile Loubet, Magnard furieux démissionne de son grade de sous-lieutenant dans l'armée par une lettre tellement violente qu'elle remonte jusqu'au ministre de la guerre, le général de Galliffet (1830-1909).
Entre 1901 et 1902, il écrit un Hymne à la Justice op. 14 qu'il dédie à Emile Gallé, son compagnon dans la défense de Dreyfus. L'œuvre est créée par Joseph-Guy Ropartz et l'orchestre du conservatoire de Nancy dont il est le directeur, en janvier 1903.

Photographie prise en 1903, le jour de la création 
de l'Hymne à la Justice. 

A gauche, Albéric Magnard, au centre Ropartz, à droite, le violoniste belge Eugene Ysaye.


Hymne à la justice op. 14. Orchestre du Capitole de Toulouse. Direction, Michel Plasson.



Entre 1897 et 1901, Magnard écrit sa tragédie en musique Guercœur dont il a lui-même rédigé le texte. L'opéra en trois actes durent près de 3 heures. Guercœur, grand chef d'état décide de quitter le Paradis où il s'ennuie. Revenu sur terre, il est trahi puis assassiné. Il trouve sa consolation dans l'annonce des temps nouveaux qu'il imagine au Paradis. Par cet œuvre très ambitieuse, Magnard a voulu témoigner de sa vision sombre de l'humanité, mais aussi de son espoir en l'avenir.

Guercœur. Introduction. Acte I, scènes I et II. Orchestre du
Capitole de Toulouse. Direction, Michel Plasson.



Son quatuor op. 16 est une œuvre tout aussi étonnante. Le final, Danses, par son caractère rythmique annonce Roussel mais la densité du contrepoint et les fluctuations rythmiques continues évoquent davantage un Max Reger. Mais quelle science et quelle inspiration !


Quatuor op. 16 en mi mineur. 4ème Mouvement, 
Danses. Quatuor Via Nova.



En 1904, fatigué de la vie parisienne, le couple décide de s'installer à la campagne. Magnard achète une propriété non loin de Senlis, à Baron, à 5 km au nord d'Ermenonville. Le couple se tient à l'écart aussi bien des habitants que des manifestations parisiennes auxquelles il est convié.


Photographies de la propriété de Baron en 1904.



Une des rares photographies de Magnard avec sa 
fille Ondine, prise en 1904 à Baron.


Voyageant peu, son seul déplacement notable est un séjour à Berlin en 1905 où il dirige sa 3ème symphonie. Sa vie à Baron est essentiellement consacrée à la composition et à sa famille. Parmi ses œuvres importantes, il faut signaler le trio op. 18 qui marque une date dans la musique de chambre française. Il évoque en même temps Brahms par son développement et le dernier Fauré par son ton élégiaque.

Trio op. 18. 4ème mouvement, largement-vif. 
Trio Arkhé Sesi, 2011.




Magnard s'attelle ensuite à la composition de son second drame en musique, Bérénice, dont il écrit le texte et la musique entre 1905 et 1908. Il s'agit de l'histoire de l'empereur Titus et de Bérénice qui doivent se séparer car la reine de Judée est juive et le peuple romain refuse une étrangère. Un tel sujet, alliant le destin d'une femme et l'ostracisme à l'égard de l'autre ne pouvait que passionner le compositeur. Voici ce qu'il en disait : Titus et Bérénice aiment mieux détruire leur bonheur plutôt que d'assister à sa mort lente dans un milieu de haine, de défiance et de mensonge où il ne peut plus vivre.
l'œuvre est créée en 1911 à l'Opéra Comique.

Bérénice. Extraits. Direction, Léon Botstein, 
Carnegie Hall, 2011.

Les solistes, malheureusement, sont anglo-saxons et, malgré leurs incontestables qualités vocales, massacrent joyeusement la langue française, alors que Magnard s'est ingénié à ce que le texte soit parfaitement audible.



C'est ensuite la magnifique sonate pour violoncelle et piano op. 20 en la majeur, peut-être la plus belle œuvre pour violoncelle du répertoire français. Musique austère et rude, sans concession, comme l'était sans doute le compositeur, mais si on pénètre vraiment dans cette musique, on ne peut qu'être conquis. 

Sonate pour violoncelle et piano op. 20 en la majeur. 1er
mouvement, sans lenteur. Matts Lindstroem, violoncelle,
Bengt Forsberg, piano.




C'est entre 1912 et 1913 qu'il écrit ce que je considère comme son chef-d'œuvre, la 4ème symphonie op. 21 en ut dièse mineur, dont l'orchestration est en même temps puissante et transparente. En ce qui me concerne, je n'hésiterais pas à la comparer à la 4ème symphonie de Mahler. Elle est dédiée à l'Union des femmes professeurs et compositeurs qui en assure de façon catastrophique la première. En 1914, la première audition réelle est assurée par le chef d'orchestre Rhené-Baton (1879-1940).


Photographie de Rhené-Baton par Nadar, vers 1910.


D'une façon assez curieuse, cette symphonie se termine par un épilogue très doux et très serein alors que le compositeur traverse une période de dépression : L'optimisme de la quatrième symphonie est répugnant, car aucune œuvre ne m'a donné autant de mal et n'a été conçu dans un marasme plus complet. Rien ne transparait de ce marasme dans cette pièce qui est tenue de main de maître de bout en bout.

Symphonie n°4 op. 21 en ut dièze mineur. Orchestre
symphonique de Malmö. Direction, Thomas Sanderling.



Le 1er août 1914, c'est la mobilisation générale. Bien entendu, Albéric Magnard cherche à s'engager  dès ce jour, mais sans succès, compte-tenu de son âge (49 ans). Il remarque, un peu déçu : On reprendra l'Alsace et la Lorraine sans moi.
Le 29 août, les allemands sont à Compiègne et Magnard envoie à Paris sa femme et ses deux filles. Il reste à Baron avec son beau-fils, René. Il est décidé à défendre sa propriété et a dit à des amis en montrant son pistolet : Ici, il a six balles, cinq pour les allemands, une pour moi.
Le 3 septembre tôt le matin, René part à la pêche. A 8 h 30, les troupes allemandes se présentent devant le manoir et somment Magnard de se rendre. Derrières les persiennes, le compositeur tire, tuant un soldat et en blessant un autre. Des salves allemandes éclatent. Des officiers allemands se rendent chez le notaire du village, seul notable encore présent et affirment vouloir brûler tout le village et fusiller les habitants si Magnard ne se rend pas. Après discussion, il est décidé que seul le manoir sera incendié et le propriétaire fusillé. A 12 h 45, la propriété est incendiée. Il semble que Magnard avait été tué lors des échanges de tirs du matin. Sa mort n'est annoncée que le 21 septembre.

Photographie du manoir de Baron après l'incendie en 1914.


Magnard ne s'occupait pas de la publication de ses œuvres. La majorité étaient manuscrites et se trouvaient à Baron notamment la partition de Guercœur et celle de son premier opéra Yolande. Par bonheur, celle de la 4ème symphonie était restée à Paris après son exécution. On retrouva mêlés, des fragments de partitions et les restes calcinés du compositeur.
C'est Guy Ropartz qui reconstitua la partition de Guercœur, à partir de la réduction pour piano et de ses souvenirs de l'exécution du 3ème acte qu'il avait dirigée en 1908. L'œuvre est enfin créée en 1931, 30 ans après son achèvement.

Invitation pour la répétition générale de Guercœur à 
l'Opéra de Paris en 1931.



4 commentaires:

  1. Bonjour,
    Bravo pour cet article !
    J'espère que la partie 1901-1914 va suivre.
    Je me permets de vous signaler l'existence d'une association Albéric Magnard : alberic.magnard.asso@free.fr
    Très cordialement,
    Pierre Carrive

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  2. Bonjour,

    Merci pour cette suite, toujours aussi enthousiaste à l’égard de Magnard !

    Tous les magnardiens convaincus de la très grande valeur de ce musicien vous en sont (je ne pense pas prendre de risque en l’affirmant) reconnaissants.

    Je me permets tout de même d’apporter une précision sur l’Affaire.

    Si en effet Magnard a été furieux de la grâce de Dreyfus, c’est bien entendu parce que cela empêchait qu’il fût réhabilité, seule issue qui aurait été réellement à la hauteur du sens particulièrement élevé qu’avait Magnard de la justice.

    Mais à vrai dire, il a voulu démissionner de l’armée quelques jours avant cette grâce : très précisément le 11 septembre 1899, deux jours après un second verdict qui condamnait à nouveau Dreyfus (avec circonstances atténuantes).

    Très cordialement,
    Pierre Carrive

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  3. Bonjour,
    j'ai beaucoup apprécié votre article, bravo à vous !
    Je suis de ceux qui pensent qu'Albéric Magnard était du niveau des plus grands...
    Magnard et Berlioz sont nos deux plus grands compositeurs.

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    1. En ce qui me concerne je ne suis pas un berliozien à tout crin. Si pour moi la Damnation est un des sommets de la musique universelle, j'aurai un enthousiasme beaucoup plus mesuré quant à Harold en Italie.
      Il est vrai que Magnard est un de nos plus grands compositeurs mais j'avoue avoir aussi un penchant coupable pour Albert Roussel qui a tragiquement déserté nos salles de concert depuis belle lurette.

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